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« L’herbe folle » par Jean-Louis Bancel, adhérent de l’association Rendez les doléances !

Jean-Louis Bancel, Président du Crédit Coopératif est adhérent de l’association Rendez les doléances ! dont il parle dans sa lettre personnel hebdomadaire du 17 janvier 2021. Il a accepté que nous la reproduisons ici.

 

Paris, le 17 janvier 2021

 

Miscellanées N03

L’herbe folle.

Chers amis,

Redoutant, comme d’autres, le retour prochain d’un confinement généralisé j’ai essayé d’en recenser les bons côtés.

Parmi ceux-ci, outre le retour de la lecture1, il y a les promenades pédestres dans Paris. Celles- ci incitent à parcourir des rues situées hors des trajets habituels, de lire des plaques sur les immeubles, commémorant des inconnus ou des personnages illustres. C’est surtout l’occasion de regarder ce que deviennent les initiatives de végétalisation des espaces publics par les riverains. Cette initiative m’intéresse particulièrement car il s’agit de faire apparaitre « un commun » urbain aux côtés des espaces publics comme les parcs et les squares.

Quelle place pour l’herbe folle dans la ville ?

Ayant la chance d’habiter à proximité de boulevards avec des larges contre-allées, j’ai vu éclore et évoluer ces parcelles du domaine public sur lesquelles des riverains ont pris l’initiative de faire pousser de la verdure pour remplacer, fort modestement, le bitume.

Cette démarche résulte d’une décision de la municipalité qui a souhaité renforcer l’initiative citoyenne pour développer la place de la nature dans la ville. Contribuant ainsi, au côté d’autres démarches (toits végétalisés, rues végétales, jardins partagés) à faire reculer « l’artificialisation » des sols et apporter son écot à la lutte contre la chaleur dans la ville.

Pour réaliser ces ilots, la Mairie délivre des permis de végétaliser aux riverains qui en font la demande. Sur les terre-pleins non recouverts de bitume au pied des platanes du Bd de Port Royal et du Bd St Jacques ou les marronniers du Bd Arago plusieurs lopins sont apparus il y environ deux ans. Avec le temps, un seul continue à avoir belle apparence, celui situé devant le 52 du Bd St jacques : un gazon vert et des arbustes (camélias, orangers du Mexique et lauriers) biens entretenus. Les autres sont devenus des jachères.

Que déduire de ce constat ? Premièrement il n’est pas facile de transformer en un clin d’œil un citadin en un jardinier prolifique. La principale difficulté étant d’arroser car comme le dit le proverbe africain « l’herbe ne pousse pas sous les grands arbres ». En effet la frondaison empêche l’eau de pluie d’atteindre la surface du trottoir et les racines des grands arbres pompent puissamment. Deuxièmement faire émerger « un commun » ne se décrète pas d’en haut. Alors que la critique, souvent mal fondée2, à l’égard des communs naturels est l’effet délétère de l’appropriation individuelle de la ressource par un pirate (traduction personnelle du concept de freerider ou de passager clandestin des économistes) la difficulté la plus forte est de « nourrir » le commun : le faire émerger et le faire croitre et embellir. Ceci est d’autant plus vrai pour un commun qui ne préexiste pas telles nos parcelles à végétaliser.

Comment enclencher le cercle vertueux ? Peut-on s’en remettre à la seule bonne volonté altruiste des occupants riverains. Mon échantillonnage laisse à penser que ce n’est pas très efficace ! Faut-il payer les riverains, comme dans certains espaces ruraux suisses, où les agriculteurs sont rémunérés pour arroser les alpages ? Je ne suis pas sûr que cette voie soit facile à faire partager largement. Une idée m’est venue pourquoi ne pas suggérer à Mme Hidalgo d’organiser une forme ludique de reconnaissance sociale, en organisant un concours démocratique de la plus belle parcelle végétalisée ? Après tout n’est-ce pas la fonction des concours de balcons fleuris ou de villages fleuris ?

Alors que le « One Planet Summit », consacré à la défense la biodiversité à l’échelle planétaire, organisé à l’initiative de notre Président de la République, vient de se clore. Je ne peux résister à vous rediffuser l’analyse décapante faite par Greta Thunberg : « bla bla bla… ». Si la voie planétaire est obstruée ne faut-il pas se réjouir des petits gestes, comme les parcelles végétalisées, qui contribuent à un meilleur épanouissement de la nature. A ce titre il est plaisant de lire la diminution de l’usage des désherbants à base de glyphosate dans les cimetières de la ville de Paris. Réjouissons-nous de savoir que l’herbe folle aura davantage droit de cité.

Quelle place pour l’herbe folle dans le champ des idées ?

Je sais que cette vision : avancer avec des petits pas, est critiquée par certains qui considèrent qu’il faut changer tout le système d’un coup. A la fameuse lutte entre les révolutionnaires (en paroles) et les réformistes !!!

Cet affrontement me fait revenir à l’esprit l’échange entre Jean-Pierre Léaud et Lou Castel dans le film « la naissance de l’amour3 » : « Personne ne sait ce qu’il se passe aujourd’hui parce que personne ne veut qu’il se passe quelque-chose. En réalité, on ne sait jamais ce qu’il se passe, on sait simplement ce qu’on veut qu’il se passe et c’est comme ça que les choses arrivent. En 17, Lénine et ses camarades ne disaient pas « nous allons faire la révolution parce que nous voulons la révolution ». Ils disaient « toutes les conditions de la révolution sont réunies, la révolution est inéluctable ». Ils ont fait la révolution qui n’aurait jamais eu lieu s’ils ne l’avaient pas faite, et qu’ils n’auraient pas faite s’ils n’avaient pas pensé qu’elle était inéluctable uniquement parce qu’ils la voulaient. À chaque fois que quelque-chose a bougé dans ce monde ça a toujours été pour le pire. Voilà pourquoi personne ne bouge, personne n’ose provoquer l’avenir, faudrait être fou pour provoquer l’avenir, faudrait être fou pour risquer de provoquer un nouveau 19, un nouveau 14, un nouveau 37.

– Alors il ne se passera jamais plus rien !
– Si… parce qu’il y aura toujours des fous… et des cons pour les suivre… et des sages pour ne rien faire. »

En ayant choisi ce passage, je vous assure que je n’avais aucunement en tête de donner un fondement à ce qui s’est produit il y a quelques jours au Capitole à Washington4.

Dans le prolongement de ce que j’ai évoqué à propos de la nature, je m’interroge sur la place de l’herbe folle dans le champ des idées.

Pour illustrer le développement, déjà ancien, de la « bitumisation généralisée » dans le domaine de la pensée, je vous invite à découvrir un texte de Stéfan Zweig « l’uniformisation du Monde5 ». Dans cet essai, écrit en 1925, l’auteur énonce : « Les pays semblent, pour ainsi dire, ne plus se distinguer les uns des autres, les hommes s’activent et vivent selon un modèle unique, tandis que les villes paraissent toutes identiques. (…) Rathenau6 avait annoncé de manière prophétique cette mécanisation de l’existence, la prépondérance de la technique, comme étant le phénomène le plus important de notre époque. Or, jamais cette déchéance dans l’uniformité des modes de vie n’a été aussi précipitée, aussi versatile, que ces dernières années. Soyons clairs ! C’est sans doute le phénomène le plus brûlant, le plus capital de notre temps. »

Il ne s’agit pas de faire mienne l’idée que la mondialisation économique conduit à une uniformisation culturelle. Même Francis Fukuyama7 qui avait cru que la chute du mur de Berlin conduisait à la fin de l’histoire est revenu sur une telle vision.

Il s’agit plutôt de se demander ce que voudrait dire aujourd’hui l’idée de Voltaire de « cultiver son jardin » ? Comment face à la doxa gestionnaire, faire apparaitre des ilots de pensée différente. Comment, face au rouleau compresseur des algorithmes de « FaceBook » et autres « Gafa », « végétaliser » des ilots où puissent germiner des herbes folles ?

Comme pour les ilots végétalisés parisiens, le changement dans le Monde des idées ne saurait résulter d’un coup de baguette magique, en changeant un seul rouage dans les engrenages complexes construits par les humains.

Illustrons cela dans le domaine de la gestion des entreprises. Pendant longtemps, à droite comme à gauche on a prêté des vertus excessives à la détention du capital et donc en se polarisant sur le changement de nature de la propriété : privatisation contre nationalisation. Cette voie oublie la question clé du rôle des humains (travailleurs, apporteurs de capital, clients et fournisseurs) dans le fonctionnement réel de l’entreprise, ce qu’on appelle la gouvernance.

Cet oubli du rôle clé des interactions humaines existe également dans le monde coopératif qui m’importe tant. Il y a quelques années, en 2016, des amis américains souhaitaient m’embrigader dans une campagne intitulée « Turn Tweeter Into a Co-op ». L’idée était de « sortir » Tweeter de la bourse et de faire détenir son capital par des millions de personnes. Je leur avais expliqué que je ne me joindrais à eux seulement si le changement du statut de propriété s’accompagnait de règles de fonctionnement démocratiques de ce réseau social. Obsédés qu’ils étaient par la question de la détention du capital, ils ne comprirent pas réellement mon objection. Si leur opération avait pu se réaliser des millions d’américains, y compris certains parmi les 63 millions ayant voté pour Trump. Aujourd’hui, face à l’usage dévoyé de Tweeter par le Président sortant, je m’interroge sur ce qui se serait passé si la campagne de transformation de Tweeter en coopérative, sans pour autant réviser radicalement son mode fonctionnement, avait eu lieu ? Changer une pièce du rouage était-elle suffisante ?

Au grand dam de M. Bolsonaro, pour préserver la biodiversité de la forêt amazonienne, Emmanuel Macron nous invite à ne pas consommer de maïs OGM brésilien, produit sur les terrains conquis par déforestation. Dans le champ des idées, la biodiversité peut être renforcée en rendant accessibles les cahiers de doléances rédigés par des millions de français, lors du « Grand Débat », organisé à la suite de la crise des « gilets jaunes ». Faute de moyens dédiés, ce trésor national reste enfoui. Faites comme moi signez la pétition « Rendez les doléances », voire même adhérez à l’association8 qui mène ce combat de biodiversité intellectuelle.

Vive l’herbe folle !!!

Ps J’espère que ma courbe d’apprentissage dans l’exercice d’épistolier se rapproche rapidement de l’asymptote, mais j’ai encore des progrès à faire. Non seulement je m’échine avec l’établissement de la liste de diffusion, mais je me suis aperçu que dans l’envoi numéro 2 j’avais gardé la date du 3 janvier en voulant reproduire l’entête de référence de l’envoi n°1. Je vous prie de m’en excuser, j’aurai dû écrire le 10. Faute avouée…

 


1 Cf Miscellanées n°2
2 Théorie de la tragédie des communs de Hardin
3 Un Film de Philippe Garel
4 Je recommande l’analyse de Jacques Rancière, publiée le 14 janvier dans la revue AOC : « les fous et les sages- réflexions sur la fin de la présidence Trump ».
5 Edition Allia
6 Héritier du fondateur de l’entreprise AEG, homme politique éminent de la République de Weimar, assassiné, en 1922, par l’extrême gauche et dont les assassins ont été honorés par les nazis, par antisémitisme, en 1933.
7 Chercheur américain de sciences politiques
8 https://rendezlesdoleances.fr/

 

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